XIV
La salle grouillait à présent de policiers en civil et en uniforme, et les Frères de Vichnou, ainsi que l'homme à la cagoule, étaient tenus sous bonne garde. À l'aide d'une barre de fer, on avait fait sauter la chaîne tenant la grille fermée. Celle-ci avait été soulevée, et Bob Morane avait pu sortir de cette cheminée qui avait bien failli devenir son tombeau. Mais Sheela Khan s'était modestement soustrait à toute marque de reconnaissance.
C'était un homme en pleine force de l'âge, haut de taille et large d'épaules, aux cheveux grisonnants qui tranchaient net sur la peau bistrée de son visage aux traits réguliers. Une force tranquille émanait de lui, celle que donne la puissance, car cet homme était un des maîtres de l'Inde.
— Inutile de me remercier, Bob, avait-il déclaré, car la chance seule m'a permis d'intervenir. Ce matin, rentrant à Calcutta, j'ai trouvé votre message et, aussitôt, j'ai gagné Badhapur avec mes hommes. Il m'avait fallu cependant le temps de préparer cette expédition et, quand nous sommes arrivés à Badhapur, il était tard déjà. Il nous fallut découvrir l'hôtel où vous étiez descendus, vos amis et vous. Mais là, plus personne…
— Les Frères de Vichnou étaient venus me prendre tout de suite après votre départ, Bob, expliqua Sandrah qui avait été libérée en même temps que Bill. J'ai dû les suivre contre mon gré.
— En ce qui me concerne, glissa à son tour Ballantine, j'ai été capturé avant même d'atteindre le temple.
Mais Sheela Khan continuait, s'adressant toujours directement à Morane :
— À l'hôtel, votre piste se perdait. Mais, là encore, le sort me servit. Dans votre chambre, je trouvai un papier par lequel on vous donnait rendez-vous à minuit au temple de Vichnou… Il est inutile de vous expliquer la suite.
Sheela Khan se tourna vers le groupe des prisonniers, pour ajouter :
— Depuis un moment, je m'intéressais aux Frères de Vichnou, mais les événements du Sikkim en avaient provisoirement détourné mon attention… Pourtant, je crois que les voilà définitivement mis hors d'état de nuire maintenant. Les joyaux ont été retrouvés auprès de Helbra et, avec un peu de chance, nous avons capturé là les principaux chefs du parti…
— Et même leur grand maître, déclara Morane.
Il marcha vers l'homme à la cagoule et, avant de lui arracher son masque, il reprit :
— Laissez-moi vous présenter l'homme qui, dans l'ombre, tirait les ficelles : Zoan Khan, Maharajah de Badhapur…
La cagoule tomba et le visage contrit du potentat apparut.
— Je l'ai tout de suite reconnu à ses mains, expliqua Morane. Je les avais remarquées ce matin, lors de notre visite au palais. De vraies mains de poupée.
— Ouais, mais une bien sale âme, lança Bill. Quand on pense que ce triste sire voulait nous retenir à déjeuner… Pouah ! j'aurais préféré être condamné à manger des scorpions tout le reste de mon existence.
Bob Morane parut ne pas avoir entendu la remarque imagée de son compagnon, car il avait continué :
— Zoan Khan avait la nostalgie de sa puissance royale en grande partie déchue depuis l'avènement de la république. Pourtant, il était assez réaliste pour comprendre que le passé était le passé, et qu'il fallait repartir sur des bases nouvelles. Pour cela, il créa le parti des Frères de Vichnou, en lui donnant le bijou du même nom pour emblème. Peut-être même espérait-il que le mouvement s'étendrait à toute l'Inde, dont il deviendrait le chef suprême. Cependant, pour commencer sa révolution, il lui fallait de l'argent. Il imagina donc de vendre une partie des joyaux de son trésor, pour les voler ensuite. De cette façon, il gagnait sur tous les tableaux. Et il faillit bien réussir, si…
— Si le valeureux commandant Morane ne s'était par hasard trouvé sur son chemin, enchaîna Sheela Khan avec un rire bien rodé d'homme sûr de soi et de ses effets.
En un geste de chanteur poussant sa note finale, Bill Ballantine porta une main à son cœur et tendit l'autre bras, pour déclamer :
— Où Bob Morane passe, le méchant trépasse !… Si vous voulez vous débarrasser de vos ennemis, gentes dames, essayez l'aspirateur Bob Morane. Il vous fera place nette, et il fonctionne sur tous les courants… Avec Bob Morane, c'est une vie heureuse assurée !
Mais Bob, lui, écoutait à peine les clowneries de son ami. Il avait surpris, dans les regards de Sandrah Clark, une intense expression de reconnaissance à son égard. Il se passa la main droite ouverte dans les cheveux, ce qui était chez lui un signe d'embarras. Il avait eu de la chance, tout simplement, et voilà qu'on le considérait un peu comme un héros. Comme si on avait jamais décoré de la Légion d'Honneur un heureux gagnant du tiercé !
Il regarda Sandrah droit dans les yeux et lança, comme s'il voulait s'excuser :
— La baraka, petite fille… Rien que la baraka !
FIN
LES PRESSES DE GERARD & C°
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